Dans le faux jour d’une aube grisâtre – il est 5 heures, l’ex-Saïgon s’éveille, mais tout juste –, l’ancienne rue Catinat déroule sous les pas du promeneur la pente la menant vers la rivière. Devant le bâtiment du Théâtre municipal, pâtisserie architecturale construite en 1900, un chauffeur de taxi dort, tête renversée sur l’appuie-tête, pieds pendant hors des vitres ouvertes ; un chien jaune affublé d’une gueule de hyène fait les poubelles ; des joggeurs matinaux s’élancent à petites foulées vers un soleil pâle qui commence à rougir l’horizon. A Ho Chi Minh-Ville, le Théâtre municipal, construit par les Français en 1900 (ici en 2016). NICOLAS CORNET A l’extrémité de la rivière de Saïgon, en surplomb des berges boueuses, la rue débouche sur un lieu emblématique de l’Indochine française, durant les premières décennies du XXe siècle : ici, sur les quais de ce qui fut un port mais ne l’est plus, les paquebots venus de Marseille déversaient une foule hétéroclite de passagers : fonctionnaires, soldats, colons, aventuriers de métropole, mais aussi voyous des bas quartiers et « petits Blancs » en quête de fortune. « Age d’or » de la colonisation, jours heureux de l’empire et bonheurs somnambuliques avant le basculement vers l’opprobre : à partir de 1945, les soubresauts d’une violente et humiliante décolonisation ratée allaient déboucher sur un conflit sanglant, la guerre d’Indochine. France-Indochine, une love story, comme on le lit si souvent ? Peut-être, mais celle-ci a mal fini. La romance des Français et de leur colonie de l’Orient extrême se termina dans l’horreur, la boue, le sang. Il y a soixante-dix ans, le 7 mai 1954, le camp retranché de Dien Bien Phu s’effondrait sous les assauts des combattants du Vietminh (la Ligue pour l’indépendance, d’obédience communiste), prêts à mourir au nom de l’indépendance. Dien Bien Phu, trois syllabes claquantes comme une rafale de kalachnikov, et dont l’écho finit par résonner tels les trois coups d’un théâtre de l’absurde, celui du naufrage annoncé de longue date du navire indochinois. Le 21 juillet, les accords de Genève, à l’issue d’âpres négociations entre le président du Conseil, Pierre Mendès France, et son « partenaire » du Vietminh, le futur premier ministre Pham Van Dong, tirèrent un dernier rideau de nuit sur le crépuscule de la France en Asie. Lire aussi (1974) | Article réservé à nos abonnés Pierre Mendès France : Les accords de Genève mettent fin à la guerre d’Indochine Ajouter à vos sélections Sept décennies plus tard, comment définir l’« Indo », ainsi qu’on l’appelait autrefois ? Difficile à dire, tant ce moment d’histoire convoque une mémoire embrouillée où s’entremêle un patchwork d’imaginaires : rizières inondées en miroirs brisés, reflétant le ciel tourmenté des moussons, silhouettes courbées de paysannes aux chapeaux pointus, splendeurs des paysages, « cognac-sodas » à la terrasse des cafés, cyclopousses conduisant des dames bien mises à leurs tropicales garden-parties. Vue de France, comme l’illustrera plus tard l’exotisme un rien boursouflé du film de Régis Wargnier Indochine (1992), avec Catherine Deneuve, l’« Indo » trimballait son lot de clichés. Il vous reste 85.79% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
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Soixante-dix ans après la fin de l’Indochine, rencontre avec ses derniers témoins : le temps des illusions
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